Le problème fondamental de la linguistique...


MAŃCZAK, Witold, linguiste, professeur retraité de l’Université de Cracovie, auteur de 940 publications (dont 24 livres), Zakątek 13/59, 30076 Kraków, Pologne, witold.manczak@gmail.com
Le problème fondamental de la linguistique est celui des critères de vérité. Malheureusement, cette question constitue un tabou. Étant donné que la linguistique existe depuis de mille ans et que la Bibliographie linguistique a enregistré, pour l’année 2001, 21 000 travaux, il en résulte que les linguistes en ont publié, au total, plusieurs centaines de milliers, et pourtant aucun de ces derniers n’a été consacré aux critères de vérité. Même le terme « critères de vérité » n’est jamais employé par les linguistes. C’est une chose extrêmement étrange, si l’on considère que les linguistes sont unanimes pour dire que la linguistique est une science, et que la science n’est pas autre chose qu’une recherche de la vérité. Pourquoi donc les linguistes gardent-ils un secret sur la question de savoir comment ils distinguent le vrai du faux dans leur discipline?
Cette énigme m’a intrigué depuis longtemps. Comme les travaux linguistiques ne fournissent aucun renseignement susceptible de résoudre cette question, j’ai commencé à observer comment les linguistes réagissent quand ils apprennent une opinion qui leur était inconnue auparavant. A mon grand étonnement, j’ai constaté que les linguistes n’ont jamais l’intention de vérifier l’opinion en question, mais s’intéressent uniquement à la question de savoir qui partage cette opinion. S’ils apprennent que cette opinion est partagée par une ou plusieurs autorités, ils considèrent cette opinion comme vraie. Si, au contraire, ils apprennent que cette opinion provient de quelqu’un qui n’a pas la réputation d’être une autorité, cette vue leur paraît fausse. Il en résulte que le critère de vérité utilisé par les linguistes est le suivant : X a formulé une opinion, X est une autorité, par conséquent cette opinion est vraie ; Y a formulé une opinion, Y n’est pas une autorité, par conséquent cette opinion est fausse. Évidemment, ce critère de vérité est médiéval, non scientifique, et c’est la raison pour laquelle les linguistes préfèrent ne pas en parler.
Dans cet état de choses, il m’est venu à l’esprit de réfléchir sur les critères de vérité susceptibles d’être employés en linguistique et je suis arrivé à la conclusion que les linguistes peuvent recourir à la statistique (et, exceptionnellement, à l’expérience) et que, dans la science du langage, il y a beaucoup d’opinions qui s’appuient sur la foi en l’infaillibilité des autorités et qui sont infirmées par des données statistiques. Voici quelques exemples.
1) Dans toutes les langues, la forme des mots dépend de trois facteurs principaux, non seulement du développement phonétique régulier et du développement analogique, mais aussi de ce que j’appelle un développement phonétique irrégulier dû à la fréquence (Le développement phonétique des langues romanes et la fréquence, Kraków, 1969; Słowiańska fonetyka historyczna a frekwencja, Kraków, 1977; Frequenzbedingter unregelmäßiger Lautwandel in den germanischen Sprachen, Wrocław, 1987; Etymologia przyimka dla a nieregularny rozwój fonetyczny spowodowany frekwencją, Prace Filologiczne 60, 2011, p. 189–195).
2) La « norme » de Bartoli d’après laquelle les aires latérales sont plus archaïques que les aires centrales, est infirmée par des données statistiques (La Roumanie et l’Espagne sont-elles des territoires archaïques de la Romania ?, Limba românǎ, limbǎ romanicǎ. Omagiu acad. M. Sala la împlinirea a 75 de ani, Bucureşti, p. 313–317).
3) Depuis 1925, où Meillet a introduit la notion de « case vide », on imagine que l’évolution phonétique consiste à remplir des « cases vides » dans les systèmes phonologiques. Mais j’ai examiné un grand nombre de faits et suis arrivé à la conclusion que ce n’est pas la symétrie, mais l’asymétrie qui caractérise les langues, qu’il est possible de formuler une loi d’après laquelle les éléments linguistiques plus employés sont plus différenciés que les éléments moins utilisés (Do the “cases vides” exist?, Linguistique générale et linguistique indo-européenne, Kraków, 2008, p. 59–62).
4) La théorie des laryngales est infirmée par des données statistiques (Critique de la théorie des laryngales, Analecta Indoeuropaea Cracoviensia I. Safarewicz memoriae dicata, Cracoviae, 1995, p. 237–247 ; Encore un argument contre la théorie des laryngales, Lingua Posnaniensis 46, 2004, p. 41–44).
5) A mon avis, la règle de Verner exige une révision (La restriction de la règle de Verner à la position médiane et le sort du s final en germanique, Historische Sprachforschung 103, 1990, p. 92–101 ; La règle de Verner s’applique-t-elle à la position finale ?, Historische Sprachforschung 109, 1996, p. 110–116).
6) A la lumière de données statistiques, le vieux slave est un compromis entre le dialecte macédo-bulgare et le parler moravo-pannonien (Przedhistoryczne migracje Słowian i pochodzenie języka staro-cerkiewno-słowiańskiego, Kraków, 2004; Pochodzenie języka staro-cerkiewno-słowiańskiego a Kodeks zografski, Warszawa, 2006).
7) A la lumière de données statistiques, l’habitat primitif des Indo-Européens est identique avec celui des Slaves (De la préhistoire des peuples indo-européens, Kraków, 1992 ; L’habitat primitif des Indo-Européens se trouvait-il vraiment en Arménie ? ; Folia Orientalia 33, 1997, p. 65–74).
8) L’orientaliste allemand Ludolf (17e s.) a été le premier à affirmer que « die Sprachverwandtschaft offenbart sich nicht im Wörterbuch, sondern in der Grammatik ». Mais on peut justifier la division des langues indo-européennes en germaniques, slaves, baltes, romanes, etc. uniquement par des convergences lexicales, et non flexionnelles ou phonétiques (La classification des langues romanes, Kraków, 1991, p. 22–36).
9) Le problème numéro un de l’étymologie romane est celui des verbes ayant pour sens « aller » : fr. aller, it. andare, esp. andar, prov. ana, etc. Depuis le 16e siècle, on a, au total, proposé une soixantaine d’étymologies, ce qui est un record, et cela non seulement pour l’étymologie romane. Parmi les chercheurs, il y a des adhérents à la monogenèse (affirmant que toutes ces formes proviennent, par exemple, de ambulare) et des adeptes de la polygenèse (prétendant, par exemple, que aller < *advehulare, andar < *am(bi)vehitare, ana < *amvehinare). Le calcul des probabilités permet de trancher cette question en faveur de la monogenèse (Une étymologie romane controversée : aller, andar, etc., Revue roumaine de linguistique 19, 1974, p. 89–101 ; Étymologie de fr. aller, esp. andar, etc. et calcul des probabilités, Revue roumaine de linguistique 20, 1975, p. 735–739.
10) Depuis 1435, on affirme que les langues romanes proviennent du latin vulgaire, mais, à la lumière de données statistiques, elles sont issues du latin classique (Le problème de l’origine des langues romanes dans le livre de H. Lüdtke et celui de R. Kiesler, Actes du XXVe Congrès International de Linguistique et de Philologie Romanes, t. VI, Berlin, 2010, p. 207–211).
11) Depuis Jordanès, c’est-à-dire depuis 1400 ans, on estime que l’habitat primitif des Goths se trouvait en Scandinavie. Mais la comparaison de textes parallèles en gotique, allemand supérieur, moyen allemand, bas allemand, danois et suédois a révélé que l’habitat primitif des Goths se trouvait dans la partie la plus méridionale de la Germanie ancienne (Le mythe de l’origine scandinave des Goths, L’art de la philologie. Mélanges en l’honneur de L. Löfstedt, Helsinki, 2007, p. 137–145).
12) La division des mots en toniques et atones (articles, pronoms, prépositions, etc.), qui remonte à l’Antiquité, est le résultat d’une fausse généralisation. Il est vrai qu’il y a des homonymies le vent = levant, à voir = avoir, et moi = émoi et que les syllabes le-, a-, é- dans levant, avoir, émoi sont atones, mais il est erroné d’en conclure que le, à, et sont atones parce que les mots « toniques » sont traités de la même manière. Dix vers, vingt cœurs, va tôt, prononcés sans pauses, sont homonymes de divers, vainqueur, Watteau, où les syllabes di-, vain-, Wa- sont atones. On affirme que Long vient = mot tonique + mot tonique, alors que l’on vient = proclitique + mot tonique, mais une expérience bien simple prouve que ces expressions sont homonymes (La division des mots en toniques et atones est-elle justifiée ?, Lingua Posnaniensis 32–33, 1991, p. 181–185).
13) Depuis l’Antiquité, on discute la question de savoir en quoi consiste la différence entre noms propres et noms communs. On a jusqu’ici proposé une dizaine de définitions du nom propre, dont aucune ne s’applique à tous les noms propres. A mon avis, la différence entre noms propres et noms communs consiste en ce que les noms communs sont, dans la grande majorité des cas, traduits d’une langue à l’autre, tandis que les noms propres ne le sont presque jamais. Par exemple, un nom commun comme ville est traduit en italien par città, en anglais par town, etc., alors qu’un nom propre comme Paris ne l’est pas, cf. it. Parigi, angl. Paris, etc. Parmi toutes les définitions du nom propre, la mienne souffre le moins d’exceptions (La notion de nom propre, Proceedings of 13th International Congress of Onomastic Sciences, Kraków, 1982, p. 101–106).
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